mardi, août 26, 2008

poussière (15 et FIN)

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Marie revoit tout. Le dernier coup du gros caillou rond sur la serrure rouillée, le grand craquement du bois qui cède enfin, la pierre qui tombe, la porte éclatée qu'elle pousse rageusement du pied et ...l'horrible vision.
Juste le temps d'un éclair avant que tout se résolve en un éclatement de poussière qui submerge tout.
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Elle a vu, elle le voit encore, elle le jure dans ses hoquets de larmes nerveuses, ces gigantesques toiles d'araignées omniprésentes, ces cagettes superposées remplies de livres noirâtres, comme une bibliothèque de sorcier, ce manteau en lambeaux et ce vieux chapeau mité pendus à des clous, cette drôle de table avec trois pieds et une caisse en guise de quatrième, recouverte de milliers de granules noirs, du cadavre séché d'un grand rat, et d'une boite en fer dont il ne reste rien de métallique, grande comme la boite des biscuits qu'on grignote à quatre heures, avec le lait chaud, et puis, à droite, au-dessus d'une chaise renversée dont toute la paille a été dévorée par les bêtes, pendu à la poutre tordue par une corde vermoulue, un corps ! un corps, maman! un corps de monsieur tout creusé, tout maigre, avec quelques dents jaunes en guise de bouche, juste quelques petits os retenus par des fils en guise de mains, de pieds, et puis rien, rien que deux trous noirs et profonds en guise d'yeux! Je l'ai vu, maman, je l'ai vu! J'ai juste eu le temps de le voir, de voir tout ça, et c'est tombé! Je te jure, maman, tout est tombé en poudre, en poussière! Les cagettes et leurs livres, les habits, la table, la caisse, le rat et ses crottes, la boite en fer, la chaise, et le monsieur, maman, le monsieur qui est tombé comme un sac de farine noire entrainant avec lui comme des guirlandes de toiles d'araignées, avec un bruit de drap qu'on déchire. Et quand il a touché le sol, sous le choc, toute cette vieille sciure, toute cette farine noire toute cette poussière s'est soulevée, s'est gonflée en un gros nuage gris et m'a sauté dessus pour s'échapper par la porte! J'en ai eu partout, maman, plein la bouche, plein le nez, plein les yeux! Et j'ai toussé, éternué, craché, pleuré, tellement ça me piquait les yeux, et j'en ai respiré, maman, et j'en ai avalé, de cette poussière de toile d'araignée, de cette poussière de rat crevé, de cette poussière de la mort, j'en ai avalé, maman, de cette poussière d'homme pendu!
Je veux pas mourir, maman! Tu crois que je vais mourir?
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Alors, serrant bien fort ce corps convulsé d'enfant terrorisé sur sa poitrine de maman-refuge, il faut lui expliquer, à petits mots tout doux, tout roses, tout rassurants, tout tièdes, que oui, la vie est belle, merveilleuse, fleurie, empapillonnée, pleine de beaux et de moins beaux moments, de couleurs, de chants d'oiseaux, de vent frais et de larmes chagrines, mais que pour chacun ce n'est qu'un passage, mais un long passage, qu'elle n'en est qu'à son début d'histoire de petite fille, que toute sa vie est devant elle, qu'elle a tant de pages à écrire au grand livre blanc...
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Il lui faut expliquer que tout ce qui vit doit mourir un jour, que tout redevient poussière et s'en va, se coulant aux racines des arbustes et des herbes soyeuses, participer aux floraisons prochaines.
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Il faut lui expliquer que la poussière nous cerne en permanence, nous baigne. De quoi, crois-tu, est constituée la poussière dansante sur le fil du rayon de soleil qui s'infiltre, coquin, par la fente du rideau, pour t'amuser, à l'heure de la sieste? D'où provient ce film de poussière que tu m'aides à essuyer d'un chiffon doux sur les meubles du salon? Une vraie mixture de mort et de vivant! Si l'on devait en mourir!
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Il faut lui expliquer aussi que cet homme qu'elle a vu pendu, avant qu'il tombe en poussière, devait être un être malheureux, sensible, blessé par la vie, un homme qui avait dû tellement souffrir! Qui devait se sentir si seul, si abandonné! Cet homme devait être instruit, il lisait des romans, de la poésie, de la philosophie, certainement, ces caisses de livres, dans un vieux cabanon, c'était un signe, ce devait être quelqu'un de bien, un vieux sage... Un homme qui aurait plu à son père, ça, c'est sûr, quelqu'un qui connait le monde, qui le regarde bien en face! Mais ça fait souffrir, Marie, ça fait souffrir. Et un jour, quand on n'a personne avec qui partager, quand, à force de fuir, on est allé trop loin...
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Il t'a effrayée sans le vouloir, parce que tu es arrivée après, bien après son geste, qu'il t'est apparu pendu à sa corde et couvert de toiles d'araignées, mais je sais, mais je suis sûre, que s'il t'avait connue, toi, la petite fille qui aimes tant la nature, les animaux, toi qui te révoltes dès que tu sens rôder l'injustice, toi qui viens en aide de tout ton coeur à tout ce qui souffre, qui est blessé, je suis persuadée qu'il t'aurait adorée, qu'il t'aurait prise comme confidente, qu'il t'aurait appris plein de secrets du monde, qu'il aurait été ton ami. Qu'il aurait oublié ses peines.
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Si tu veux, Marie, on y retournera demain, toutes les deux, avec un gros bouquet de fleurs. Ça leur fait plaisir, aux morts, tu sais, les gros bouquets de fleurs...
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Soudain la petite redresse la tête:
« - Dans la boite! Son secret! Dans la boite rouillée! J'en suis sûre! J'en suis sûre... J'en suis s... ».
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Et, terrassée d'émotion et de fatigue, la petite fille s'abandonne au sommeil dans le chaud de sa mère. Et à ses rêves d'autres mondes, de mondes magiques, de mondes réservés aux regards des enfants innocents encore.
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,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,,Fin
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D.M.
Texte déposé à SACD/SCALA.
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6 commentaires:

Anonyme a dit…

C' est beau, Hombre ...
Et je reste là à rêver ...

Anonyme a dit…

Merci, Kaïkan, d'avoir suivi la petite Marie jusque dans les bras de sa maman, dans sa fougue et dans ses larmes.
J'espère que je ne t'ai pas trop fait pleurer, ou, du moins, que ce furent des larmes d'émotions qu'on a envie de partager.
Je suis heureux de t'avoir conté cette histoire dans l'intimité, au coin du feu, dans le désert de l'HOMBRE, puisqu'apparement tu es mon unique lectrice.
Je dois te dire, et peut-être, cela s'est-il senti, que j'ai pioché profondément dans mes blessures pour écire ce texte, et que certains épisodes me furent douloureux. Mais il le fallait, (mon oeuvre n'est-elle pas que de blessures?) et je te remercie pour ta rassurante et fraternelle compagnie.
A tout, bientôt, Mich'.

Anonyme a dit…

Tu te rends compte, Hombre quel privilège ...
A deux, à suivre Marie et je sens au tréfonds de moi, là où tu vas creuser Hombre ... Ferré dit "Gratter une blessure pour réveiller le rouge " J' aime me retrouver en tes tiroirs ...Je m' y sens chez moi ;-))

Anonyme a dit…

pour l'intimité , c'est raté !arrêtez le délire ...
vous n'êtes pas seuls !!
c'est sûr que tout cela respire l'air du vivant .
c'est toujours fort, puissant et ça touche .

Anonyme a dit…

Touchée moi aussi.
Un homme s'est pendu dans mon village.
Et j'ai entendu à l'école primaire

-Regardez! ce sont les enfants du pendu.

Un pendu? Impensable! des enfants de pendu... devenus des espèces de bêtes curieuses. Marqués combien de fois...

Les pendus, ça marque les enfants, les ragots aussi.

Un pendu aura-t'il droit à une messe? à une place dans le cimetière?

Péché le suicide...

librellule

denis Marulaz a dit…

Merci pour ta lecture, Librellule.
J'espère que je ne te désespère pas trop, avec mes textes tristes.
Mais dans lesquels il y a de beaux personnages et des promesses de soleil si...si...
Je la trouve superbe, cette petite Marie !
Un de mes personnages fétiches !
Bises à toi.
Denis