jeudi, août 10, 2006

SILICIUM 7


chapître 6 Elle (2)

Une graine de vie. Plus qu’une graine de vie, une graine de farouche envie de vivre. Prisonnière, oubliée au cœur inerte de la banquise. Ecrasée sous des tonnes et des tonnes de mort glacée. Cette obscurité de tombeau sous des latitudes ignorées du soleil. Cette révoltante inertie de choses. Et cette conscience d’être porteuse d’un potentiel infini de bouillonnements vitaux, de germinations généreuses, de floraisons provocantes, de fruitaisons nourricières, d’essaimages fraternisateurs, cette soif de voir, de peser, d’admirer, de goûter, de toucher, de humer, de croquer, de modeler, de se mélanger, de griffer, de s’immiscer, de mordre, de pétrir, d’être tout cela aussi, jusqu’à plus soif, jusqu’à plus faim, à satiété de tous les sens connus et inconnus.
Et c’est, au creuset d’un cœur de graine entravée, l’énorme pression des désirs, des besoins, des fantasmes, des appétits, qui fusionne en une force incontrôlable de pulsion de libération, de liberté folle. Et c’est la banquise qui se craquelle sous l’effort, et c’est la graine qui se faufile, qui s’enfuit et qui se jette, à corps perdu, dans le grouillement de la vague, de la fameuse vague.
Cette lame furieuse, balayant les mondes, cette lame de dévorations, d’ingurgitations, de digestions ininterrompues, de termitisation des corps et des âmes, de phagocytations de masse, d’auto-rognation, d’entre-déchirations, cette lame qu’il avait, lui, écœuré à force d’inaptitude aux phénomènes vitaux, de fadeur, d’in-agressivité, de lâcheté, d’inadaptation dans la lutte pour la survie, cette lame de fond, elle, la graine avide de vie, de sur-vie, d’extra-vie, d’éxo-vie, elle s’y était vautrée, ouverte de tous les pores de sa peau, de toutes ses ouvertures de graine affamée, s’était rassasiée à tous les festins, abreuvée à toutes les sources vitaminées, à tous les fruits, tous les miellats, les hydromels. Aiguillonnée par cette soif de vie, jusque-là retenue, elle s’abandonnait aux rythmes barbares qui scandaient les expéditions ravageuses, les cérémonies mutilatrices, les festins anthropophagiques.



La graine de vie prometteuse s’était envergurée, avait explosé, n’avait plus de limites dans ses envies ; du coup, ce qu’elle croyait trouver dans l’épaisseur du monde lui paraissait fade tant son appétit et ses fantasmes s’étaient densifiés sous la pression des glaces.
Et c’est là que des espadons, au rostre enduit de la poudre d’argent, l’abordent et la cajolent, la lutinent, la pénètrent, la pourfendent en large en long et en travers, et c’est là que les rêves se perdent en démesure, c’est là que des poissons se griment en titans, qu’un sourire prend des airs d’orgie, qu’un accord mal enroulé dans le vide d’une caverne revendique l’étiquette de symphonie génialissime sinon mozardentesque, qu’une épaule tatouée vous pose un conquérant, une cicatrice mal couturée un bon dieu de guerrier. La graine d’oasis a besoin de plus que vie, d’éclatade de vie, de lasérisation de vie, de surdimentiation de vie, de cramisation de vie, de dévoration de vie, d’illusio-rama de vie, de cinémascopisation de vie. Et la poudre d’argent œuvre dans la naissante oasis, qui forme ses racines et ses arborescences à l’apport de cette miraculeuse chimie, qui dessine ses plans de vie aux arabesques mystérieuses des ivresses induites, qui confie son destin aux gesticulations d’épouvantails donquichotesques.
Et alors, cette vie issue d’une graine gorgée de promesses de vivification universelle, de déploiement ombellifère, de compréhension et de malaxage des rythmes et des langages, se consume, se dessèche, se carbonise, se ratatine, et les racines qu’elle lance au fond de l’océan, négligeant les sources vives et les nappes phréatiques, ne visent plus qu’à s’immiscer entre deux strates de calcaire à la recherche d’un indispensable filon de poudre d’argent.
Les espadons, toujours avides de moellosités désemparées, de tiède repos extorqué, d’admiration hypnotique, s’invitent au lit de leur victime désarmée, la perforent sans vergogne, répandant leur semence louchie et la récompensent d’une pincée d’illusions.
Certains disparaissent au détour d’une eau trouble, certains se lassent de ce bout de vie qui ne se contente jamais des riens qu’on lui concède, d’autres se font rares, qui s’éparpillent dans la multitude de leur cheptel de fantômes.


Voilà ce que l’homme de sable a cru comprendre de l’histoire de l’oasis. Elaborée à travers juste quelques mots, quelques confidences. Quand l’oasis a t-elle quitté la vague ? L’a t-elle vraiment quittée ? Est-ce la vague qui l’a recrachée, comme ce fut son cas il y a si longtemps ?
En tout cas, l’homme de sable sent que l’oasis est une vraie oasis, arborisée, ombragée, abritant au creux de deux pierres moussues un gargouillement d’eau fraîche et surtout, laissant se propager, du cœur enfoui de son élan vital, des ondes de paix, d’appel au partage, à la fraternité. Il sait que l’oasis ne tend plus ses racines à la recherche furieuse de la poudre d’argent, qu’elle tire sa force des rayons du soleil, du serpent d’eau qui court au fond du monde pour surgir en éruptions vertes en de rares lieux bénis du désert, qu’elle la tire des vents chargés de mythes oubliés et des errances d’aujourd’hui, qu’elle la tire surtout de ces échanges chaleureux de vibrations et de signes gravés sur la peau du sable, de ces va et vient d’échos complices.
Côte à côte, l’oasis frissonnant au léger tourbillon d’un vent frais et l’homme de sable étendu sur la chaux vive, un peu calmée à cette heure tardive, s’abandonnent en silence au rite du coucher du soleil. Ils sentent tous deux que le monde se nappe d’un violet calme et reposant.

L’homme calcifié ouvre ses écailles à la douceur nocturne de l’air. Une odeur de sable humide réveille en lui une soif accumulée depuis si longtemps. Avec quel bonheur il boirait à la source vive, comme il adoucirait volontiers son corps d’écailles sèches à la soyance des ombres vaporeuses qui le frôlent presque.
L’oasis et lui, n’ont-ils pas tissé des langages communs, n’ont-ils pas livré aux vents vagabonds des rires et des complaintes chargés de germes fous, n’ont-ils pas ressenti au sein de leur chair les mêmes battements d’ailes de papillons attirés par l’hospitalité de leurs arborescences verbales ?
Lui qui avait su, en des temps de foi utopique, aider à la germination de terres nourricières, lui qui, par son amour et sa sueur, avait aidé des arbres à grimper jusqu’au ciel, lourds de fruits d’or et de sucre, bruissant d’essaims laborieux et gourmands, lui qui avait offert sans compter sa force, sa patience, sa volonté à des terres qui ne demandaient qu’à déborder de moissons pléthoriques, lui, vaincu par les ravages des tempêtes, désespéré par la sauvagerie, la barbarie des gens de sa race, lui qui, au spectacle écœurant de la surface du monde, s’était enfin dissimulé, pétrifié dans l’océan de chaux vive à attendre et implorer une fin qui ne venait jamais, lui, étendu à quelques pas des fraîches vapeurs cotonneuses de l’oasis, eut des visions de souffles emmêlés, de tiédeurs irradiantes, de murmures complices, de fusions alchimiques, d’abandons haletants, de gerbes de mots, de vers s’éparpillant, légers, en flocons de vie positive pour des pollinisations universelles.
Et d’un geste qui se voulait invitation à ces partages-là, à ces œuvres communes, dans l’assouvissement des corps et des fulgurances de l’âme, il étendit la main à l’humus frais de l’oasis.

"Silicium" extrait 7 texte déposé à SACD/SCALA

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Superbe!
Je trouve en lisant le périple de l' oasis, quelque chose de mon exaltation à vivre et je prédirais même que l' oasis, même si elle semble plus pacifique, plus sereine, plus calme n' a rien perdu de cette force de vie, elle la canalise juste un peu ...
Un rien réveille la passion...
Quel bonheur que cette rencontre!

Anonyme a dit…

Je sens la menace toujours présente, sans doute est-ce cela aussi qui donne à goûter au maximum les espaces de vie...
Comme je le disais, demain est un autre jour...;-)

Anonyme a dit…

Chère Kaïkan, ta finesse intuitive m'étonne une fois encore et ta prédiction sur la force de vie et la passion en alerte de l'oasis tombe juste...mais, attention, j'ai déposé tout au long des chapîtres un certain nombre de balises annonciatrices de fatalité et un destin d'homme des sables est un destin d'homme des sables...Et la vague est la vague.

Anonyme a dit…

Quand tu as écrit hier "demain est un autre jour" ça m'a rappelé quand dans la cour de récréation de mon enfance on criait "Pouce!" pour obtenir un moment de repis dans le jeu quand cela devenait trop violent et qu'on pouvait se retrouver un peu à l'abris du chahut. Et cet instant de paix provisoire, de respiration, je l'ai partagé avec toi, et j'étais heureux de savoir que les lignes d'aujourd'hui seraient tissées du même lin. Et permettre à la sérénité de perdurer, de se donner des airs d'éternité.
Demain est un autre jour...

Anonyme a dit…

Ah, les instants qui se prennent des airs d' éternité...
Quelle formidable image poétique...
Je l' emporte avec moi dans mes rêves...
Que la nuit te soit douce, Hombre de nada...

Anonyme a dit…

En tout cas, l’homme de sable sent que l’oasis est une vraie oasis, arborisée, ombragée, abritant au creux de deux pierres moussues un gargouillement d’eau fraîche ... l'homme d'écailles ,enseveli sous sa propre vague de mots, des mots jamais assez contenants pour tout contenir...alors il en invente sans relâche... Il tente de soulever la vague, la banquise aussi et il repart à la quête de l'origine de la vie dont la graine n'a jamais dévoilé le mystère. Entre la chaleureuse promesse de la graine et la froideur conservatrice de la banquise, il y a la chaîne de prédation et de déprédation... la sempiternelle pulsion humaine envieuse et pilleuse de jouissances faciles, entre le meurtre et l'oubli du meurtre de l'autre, et de soi par reflet - réflexe . Dans l'oasis on se souvient parfois de tout cela.

Mth P

Anonyme a dit…

Chère Mth p, c'est vrai que j'ai du mal à couler toujours mes sensations aux moules des mots hérités, alors, souvent, je triche un peu...et ça devient aussi un jeu.
Pour ce qui est du mystère de la vie, ce n'est pas tant son origine qui m'intrigue que le choix qu'elle a fait de l'Humain comme dépositaire de la "conscience". Pourquoi ce parasite, cet assassin en puissance? Mystère mystère mystère!!!
Et pourtant, ne sommes-nous pas aussi taillés de millions de facettes dont certaines irisées des couleurs de l'arc-en-ciel? Alors, pourquoi cette impression que le chemin emprunté est le seul "normal", le seul possible?
Et si la "voie" courrait en parallèle, embroussaillée, fraîche, prête à accueillir enfin les pas d'une Humanité retrouvée?
Merci pour tes pertinentes et amicales interventions.

Anonyme a dit…

Je pense que le "parasitage" vient de la révolte humaine contre l'idée de disparition. On inflige la mort parce qu'on cherche à être plus forts qu'elle et ça commence dès la première étincelle de vie ou de conscience. Quand la mort semble venir toute seule( je veux dire sans qu'on l'ait convoquée- et je pense ainsi précisémment au drame fraternel de Kaïkan ...), il y a démolition immédiate et irrémédiable des illusions. Elle est plus forte que nous et ça nous rend à la fois très tristes et dans le meilleur des cas plus humbles. L'écriture est une voix de révolte,une insurrection intime contre tout "le subi". Pour être sûrs d'arriver à destination ( l'apaisement ?), il ne faut pas y aller par quatre chemins,un seul suffit, même long, sinueux, avec ou sans impasses, il est toujours celui de quelqu'un qui retricote le néant en points de suture. L'Oasis est une broderie heureuse sur nos heures de déréliction intérieure... Je t'écris tout cela nuitamment, avec du bonheur dans la tête et dans le corps. Mon compagnon s'est endormi après l'amour. La pluie nous avait réveillés. J'avais en soirée terminé les deux premiers livres d'Emmanuelle Pagano ( Absorbé l'un après l'autre comme une belle goulée de mots de femme) et j'avais le coeur grouillant de mots neufs. L'écriture sert à endiguer ce trop-plein, cette citerne d'eau profonde. L'eau qui déborde est à partager. Je le fais volontiers.

Anonyme a dit…

Mth p, merci beaucoup pour ton compagnonage au cours de ce récit. Je suis heureux, vraiment, que le destin de mon cher pauvre homme des sables ait suscité de si riches et précieux commentaires. Merci aussi pour le petit instant de ton intimité partagée en confidence et qui sent bon la sérénité nocturne du bonheur simple. Le plus précieux.
Puis-je t'inviter très prochaînement sur "Hombre..." à la rencontre par de-là les temps de deux femmes superbes confrontées à un drôle de type?
A très bientôt, j'espère.